
Arriver à Paris, c’est souvent un rêve. Un petit studio sous les toits, l’excitation des premiers jours, le sentiment d’indépendance… et très vite, la réalité qui s’impose : les loyers exorbitants, les dépenses imprévues, la précarité. Dans Sibylline, chroniques d’une escort girl, Sixtine Dano nous plonge dans le quotidien d’une jeune étudiante qui bascule dans l’escorting pour payer ses études.
C’est un roman graphique coup de poing, qui traite un sujet rarement abordé sans clichés ni moralisme : la prostitution étudiante. Un album qui dérange, qui questionne, mais qui, surtout, évite les jugements hâtifs et les raccourcis faciles.
Quand la précarité impose ses règles
Raphaëlle a 19 ans. Elle débarque à Paris pour étudier l’architecture et découvre rapidement que survivre dans la capitale avec une bourse et un job mal payé relève de la mission impossible. L’argent manque, l’étau se resserre. Un jour, elle tombe sur un site de rencontres où des hommes plus âgés cherchent des jeunes étudiantes à « accompagner ». D’abord choquée, elle hésite… puis franchit le pas.
Elle devient Sibylline, une escort qui alterne entre les cours et les rendez-vous tarifés. Un choix ? Un engrenage ? Une solution temporaire ? C’est là toute la force du récit : Sixtine Dano ne donne jamais de réponse tranchée. Elle explore cette réalité avec beaucoup de nuance, entre autonomie financière et rapports de pouvoir, entre illusion de contrôle et perte de repères.

Un regard brut, sans voyeurisme
Ce qui frappe dans Sibylline, c’est la justesse du ton. Il n’y a ni glorification, ni condamnation. Sixtine Dano s’est inspirée de témoignages réels et ça se sent. Elle montre les avantages : l’argent facile, l’adrénaline, la sensation de maîtriser sa vie. Mais elle n’élude pas les failles : la solitude, la peur, la dissociation émotionnelle, ce moment où l’on se rend compte qu’on ne ressent plus rien en couchant avec quelqu’un.
Les dialogues sonnent juste, les moments de malaise sont subtils, sans jamais forcer l’émotion. Et surtout, on ne tombe pas dans les caricatures habituelles. Raphaëlle n’est ni une victime, ni une femme fatale manipulatrice. Elle est juste une jeune fille qui fait ce qu’elle peut dans un monde qui ne lui laisse pas beaucoup d’options.

Un noir et blanc qui en dit long
Graphiquement, c’est magnifique. L’illustration en noir et blanc, réalisée à l’encre et au fusain, joue sur les contrastes entre douceur et dureté. Un trait léger et aérien pour l’innocence, des lignes plus dures et marquées pour les moments de doute et de tension.
Les flashbacks, les ellipses, les jeux d’ombres… Tout est pensé pour plonger le lecteur dans l’état d’esprit de Raphaëlle. On sent son détachement progressif, la mécanique qui s’installe, cette frontière floue entre son identité réelle et son personnage de Sibylline.
Là encore, on sent l’influence du cinéma et de l’animation (Sixtine Dano vient des Gobelins et ça se voit !). Certaines scènes n’ont pas besoin de texte : elles parlent d’elles-mêmes.

Un récit nécessaire, mais frustrant ?
Si Sibylline brille par son traitement du sujet, il laisse aussi une sensation d’inachevé. On aurait aimé en savoir plus sur l’évolution psychologique de Raphaëlle. Elle reste souvent dans une forme de distance, comme si elle n’était jamais totalement investie dans ce qu’elle vit.
Ce n’est pas forcément un défaut : ça reflète justement ce mécanisme de dissociation que beaucoup de jeunes escorts décrivent. Mais du coup, on reste parfois en surface, comme un témoin extérieur qui observe sans vraiment comprendre ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même.
Malgré ça, Sibylline reste une BD essentielle, qui ouvre un débat rarement abordé dans la bande dessinée, sans sensationnalisme ni fausse morale.

À lire, absolument
Que l’on soit touché par le sujet ou simplement curieux, Sibylline est une œuvre puissante et intelligente qui mérite d’être lue. Elle pose des questions sans imposer de réponses. Elle montre une réalité sans chercher à choquer.
Et surtout, elle nous fait réfléchir sur cette société où une étudiante doit parfois vendre son corps pour financer ses études. Un roman graphique percutant qui, sous ses traits délicats, soulève des vérités brutales.
À mettre entre toutes les mains.